lundi 7 janvier 2013

Abidjan et Dakar, les grandes rivales d'Afrique de l'Ouest

 
Depuis des décennies, les deux plus grandes villes d’Afrique de l’Ouest francophone se livrent une compétition féroce pour la suprématie régionale. Qui va l’emporter?
Une vue de la rue Princesse, pendant les travaux, Abidjan, 2011. © REUTERS/Thierry Gouegnon
«Dakar ne peut pas se comparer à vous, même dans ses rêves», s’exclame une jeune Togolaise, alors qu’elle salue des Abidjanais sur la lagune Ebrié (lagune qui traverse Abidjan, en partant du Golfe de Guinée).
Le Plateau, le centre d’Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, l’impressionne avec ses grands immeubles qui s’élèvent au dessus des eaux paisibles de la lagune.
Ces grandes avenues ombragées de flamboyants, ces vastes ponts qui enjambent la lagune, ces échangeurs et ces autoroutes.
A Abidjan, les bétonneurs ont bien travaillé, à commencer par Bouygues qui a fait de très belles affaires, à l’époque du développement accéléré de la Côte d’Ivoire, dans les années 80.
Dakar qui ne pourrait pas se comparer à Abidjan? La jeune Togolaise pense flatter ses hôtes, mais cette remarque ne lui attire que des sourires polis.
Désormais, les Abidjanais savent que leur ville est concurrencée par Dakar.
Il y a une décennie à peine, aucune cité d’Afrique francophone n’osait entrer en compétition avec Abidjan, la ville qualifiée par les Ivoiriens de «petit Paris», mais les temps ont changé.

Abidjan, l'ancien eldorado

Dans les années quatre-vingt près de 100.000 Français vivaient à Abidjan. La Côte d’Ivoire faisait alors figure de grande puissance économique de l’Afrique de l’Ouest. Félix Houphouët-Boigny, président de 1960 à 1993, était l’initiateur d’un miracle économique: grâce au café et au cacao, son pays a connu une croissance soutenue, pendant près de trente ans.
Abidjan était devenue une capitale moderne, avec de larges boulevards à l’image de celui qui porte le nom de l’ex-président français, Valéry Giscard d’Estaing.
A l’heure de sa splendeur des années quatre-vingt, l’hôtel Ivoire possédait même une patinoire qui faisait fantasmer l’Afrique de l’Ouest. Mais cette belle image s’est fissurée avec la décennie de guerre.
Pendant près de dix ans, la Côte d’Ivoire a été coupée en deux à partir de la tentative de coup d’Etat de 2002. La plupart des multinationales qui avaient leur siège Afrique de l’Ouest à Abidjan, l’ont déplacé à Dakar. Il en a été de même pour un grand nombre d’ONG ou d’organismes internationaux.
Ces institutions ont déménagé à Dakar au début de la précédente décennie. C’est l’une des explications de l’envolée des loyers à Dakar; un appartement du Plateau (centre-ville) peut se louer 2.000 euros par mois; des tarifs n’ayant presque rien à envier à ceux pratiqués à Paris, alors même que certaines rues du Plateau sont particulièrement décaties.
Des trottoirs défoncés, des murs lépreux, des gravats dans les rues, le Plateau de Dakar surprend les nouveaux venus au Sénégal, qui s’attendent à découvrir un quartier en meilleur état.

Dakar, la nouvelle coqueluche

Malgré le piètre état du Plateau, bien souvent abandonné par la bourgeoisie sénégalaise au profit de la Corniche, Dakar embellit.
Même l’écrivain ivoirien Venance Konan reconnaît que Dakar a pris un coup d’avance sur Abidjan:
«Qu’ont fait les Sénégalais de leur bord de mer? La corniche de Dakar est tout simplement un ravissement. Bien aménagée, bien propre, bordée de belles maisons, de beaux monuments et de grands hôtels, elle est le lieu de récréation et d’oxygénation le plus prisé des Dakarois. C’est tout simplement un bonheur de se promener sur cette corniche, en voiture ou à pied. Qu’avons-nous fait de notre bord de mer, nous, Ivoiriens? Des cloaques, des toilettes publiques à ciel ouvert, des coupe-gorges.»
Il est vrai que le régime d’Abdoulaye Wade au pouvoir de 2000 à 2012 a réalisé des investissements massifs (des dizaines de millions d’euros) dans l’aménagement des bords de mer.
A elle seule, la statue de la Renaissance, plus haute que la statue de la liberté, a coûté des dizaines de millions d’euros. Des échangeurs ont vu le jour un peu partout à Dakar. La capitale sénégalaise possède désormais une autoroute payante.
Le président Léopold Sedar Senghor (au pouvoir de 1960 à 1980) avait promis qu’en 2000 Dakar serait comme Paris. Le président poète avait sans doute fait preuve d’un excès d’optimisme, mais Dakar se modernise indéniablement.
L’hôtellerie de luxe a connu un développement spectaculaire au cours de la dernière décennie. Dakar est ainsi l’une des villes du continent qui accueille le plus de congrès internationaux. Des hôtels tels que le Radisson de la Corniche ont vu récemment le jour; leur architecture élégante et novatrice attire une clientèle fortunée.
Autre atout de la capitale sénégalaise, elle dispose de bons hôpitaux et d’établissements scolaires de qualité.
«Je travaille essentiellement avec le Nigeria, mais j’ai préféré m’installer à Dakar, ainsi ma famille vit en sécurité, avec de bons hôpitaux», explique un expatrié américain qui vit à Dakar, depuis plusieurs années et se félicite de ce choix, même s’il doit prendre l’avion pour Lagos (capitale économique du Nigeria) presque chaque semaine.

La crise ivoirienne a déteint sur la lagune

Mais Abidjan aussi possède de bons hôtels et des établissements scolaires de qualité. La vraie différence, c’est que Dakar apparaît comme un pôle de stabilité. Le pays de la Téranga (tradition d’accueil) n’a jamais subi de coup d’Etat.
Le Sénégal a connu deux alternances pacifiques. Ce pays a toujours été considéré comme un modèle démocratique, peu de nations d’Afrique francophone peuvent en dire autant.
«A Dakar, on peut se balader à pied la nuit, sans craindre les violences, même s’il y a davantage d’agression qu’il y a dix ans», explique Alassane, un enseignant sénégalais, qui a perdu des parents en Côte d’Ivoire, en avril 2012, au moment de la chute de Laurent Gbagbo.
A Abidjan, la situation sécuritaire est loin d’être réglée. La nuit, les barrages sont fréquents. Si vous êtes étranger, les policiers et les militaires commencent à vous demander votre passeport, puis votre… carnet de vaccination.
Même si vous êtes en règle et si vous possédez l’ensemble de ces documents, cela ne les dissuadera pas, dans bien des cas, de vous demander de l’argent.
«On aime faire la fête à Abidjan, mais on sort de moins en moins ou alors on reste dans notre quartier, on en a marre d’être rackettés», s’exclame Alain, un jeune fonctionnaire ivoirien, croisé dans un maquis de Yopougon, quartier d’Abidjan, longtemps resté fidèle à Laurent Gbagbo.
Signe des temps, les maquis de la célèbre rue Princesse, celle où les Abidjanais aimaient venir faire la fête à Yopougon, ont été rasés par le nouveau régime.
«L’ambiance n’est pas encore à la fête à Abidjan. Même si tout le monde fait semblant de s’aimer désormais. Dans les têtes, nous sommes toujours en guerre», confie Christophe, un habitant de Yopougon, qui reste persuadé que Laurent Gbagbo est le vainqueur de la présidentielle de 2011.
Estelle, une autre habitante de Yopougon s’énerve contre les gens du Nord.
«Au marché, ils veulent nous forcer à parler leur langue, le dioula. Alors que nous on s’exprime en français. On ne leur impose pas nos langues, pourquoi veulent-ils nous forcer à parler la leur?»
Aux conflits politiques et ethniques s’ajoutent les problèmes d’insécurité.
«De nombreux militaires démobilisés sont devenus des criminels, les cambriolages qui se terminent en tuerie ne sont pas rares», affirme Stéphane, un commerçant de Yopougon.
Pareille psychose ne règne pas à Dakar. Les tensions ethniques n’ont jamais pris cette ampleur et la criminalité reste limitée. Au cours des dernières années, Dakar a accueilli une forte diaspora ivoirienne et malienne.
Les crises qui se multiplient en Afrique de l’Ouest vont sans doute rendre plus essentiel que jamais son rôle de havre de paix.
Autre avantage de Dakar, le climat.
«Moins chaud et humide qu’à Abidjan, le climat est plus sahélien. Du coup le paludisme reste moins virulent qu’à Abidjan», explique Marie-Claire, une Française installée à Dakar, après avoir longtemps vécu en Côte d’Ivoire.

Dakar cherche encore les atouts économiques de sa voisine

Pourtant Dakar reste loin d’avoir le même potentiel économique d’Abidjan. Le Sénégal ne possède ni pétrole ni café ni cacao.
Le Sénégal est moins peuplé que la Côte d’Ivoire: 13 millions d’habitants contre 18 millions. La Côte d’Ivoire représente à elle seule 40% du PIB de l’Uemoa (Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest).
Malgré une décennie de développement accéléré, Dakar possède moins d’infrastructures qu’Abidjan. Dès que la situation politique sera stabilisée à Abidjan, nombre d’opérateurs économiques installés à Dakar feront sans doute leurs valises et retourneront sur la lagune Ebrié.
Abidjan redeviendra-t-elle la «perle de la lagune»? L’éclat de Dakar sera-t-il moins grand? La mairie de Dakar vient d’organiser, ce 31 décembre, «le plus grand feu d’artifice» que la ville «ait jamais connu» pour marquer le passage du nouvel an.
Abidjan voulait aussi profiter du feu d’artifice de la nouvelle année pour prendre un nouveau départ, mais la cérémonie s’est terminée en tragédie, plus de soixante spectateurs sont morts dans des bousculades. Encore et toujours, les deux perles de l’Afrique de l’Ouest francophone sont comparées.
Mais pourquoi les deux grandes villes d’Afrique de l’Ouest francophone seraient-elles d’éternelles rivales? Au fond, elles pourraient très bien devenir complémentaires. Après tout l’Afrique de l’Ouest tourmentée ne dispose pas de suffisamment de havres de paix.
«Plutôt que de se dire que quand ça va mal pour Abidjan, c’est bon pour Dakar, on devrait penser le contraire, analyse Assane, un enseignant sénégalais. Si la Côte d’Ivoire redécolle c’est une bonne chose pour toute l’Afrique de l’ouest, en particulier pour le Sénégal. Qu’on le veuille ou non, nos destins sont liés pour le meilleur et pour le pire.»

Pierre Cherruau
© SlateAfrique

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